L'AVENIR DES TOMATES ... (SUITE)    
     
Tomates.marmandss.verneusses.  photo michel ducruet.
La génétique fit plus que des miracles dans les siècles qui suivirent le triomphe de la race supérieure. La transmission des gènes du Führer s’étant opérée sans difficulté dans toute la biomasse, les chevaliers de l’Ordre Noir, grâce à des lipides politiquement corrects de synthèse et des orges modifiés, disposèrent de saucisses et de bières germano-conductrices. L’ADN des Héros du Parti, d’abord diffusé dans les plantes, puis les porcs et les bovins, passé aux poissons et aux oiseaux grâce à l’habileté des laboratoires, se logeait peu à peu dans les ovaires et les gonades, se généralisait à l’échelle continentale, au rythme soutenu des inséminations collectives et des repas vendus pour rien sur le bord des routes. La physionomie du Reich dépassait toutes les espérances. La proportion des dolicocéphales augmentait à vue d’oeil, les tailles prenaient cinq centimètres par génération. Les pieds plats disparurent tout à fait. Les fronts et les mentons fuyants disparurent aussi sûrement que les néanderthaliens et les militaires n’eurent plus de tris à faire ni d’unités de seconde zone à constituer. On put discrètement se débarrasser des SS étrangères sans revenir aux inconvénients des temps héroïques. Les prophéties du Reichsführer s’accomplissaient: l’humanité se ressemblait de plus en plus, collait au modèle physique le plus élevé, faisait disparaître le chaos de ses variétés incontrôlables et montrait , surtout chez les plus modestes, des rondeurs qui prouvaient la bonne santé économique du Vaterland. Au congrès de 2292 l’atmosphère était détendue et on faillit manquer de mots d’ordre. Le clone numéro 6 du camarade Hess avait lancé quelques unes de ses fameuses apostrophes : ” Mon Führer, vous êtes le garant de la Paix!…” et les régiments d’élite avaient scrupuleusement repris les ballets de drapeaux tels que les avait montrés mademoiselle Rieffenstahl… Quelques minutes avant les coups de canons de la fin, le clone numéro 3 du Fürher se leva de son siège et se rapprocha du micro.
Petites roses. verneusses. photo michel ducruet.
Ducruet.2008.©.
 
Ducruet.2008.©.
     

Il commença d’une voix sourde, à peine audible, mais ses bras croisés sur la poitrine et l’éclat de ses yeux suffirent à calmer la foule. Les troupes qui entamaient leur septième défilé se durcirent dans un garde à vous de titane, on entendit les mouches voler… Il avait les cheveux en bataille , des larmes de joie , une transpiration étrange mouillait sa chemise, il semblait au bord de l’explosion mais cette force magique refluait tout entière dans la symphonie de phrases irrégulières qui venaient d’un autre monde. Peu à peu ce fut une armée de syllabes d’où se détachaient des mots fulgurants comme des lueurs d’épées et de casques… On devinait plus vite qu’on ne comprenait. Une curieuse confiance s’insinuait dans les tripes, la certitude qu’il dirait bien plus qu’on n’osait l’espérer, qu’il comblerait et dépasserait toutes les attentes… Ces hommes et ces femmes génétiquement corrects, qui partageaient commme toutes les créatures du Grand Reich les séquences ADN de leur guide suprême, vivaient une communion totale avec ce chef ressuscité dans son clone et jouissaient comme jamais jouissance n’avait emporté son monde, de la disparition de l’individuel. La machine sociale tournait enfin à plein régime comme le plus gigantesque tourbillon biologique qu’on ait vu sur Terre. Cet orgasme politique envahit en quelques minutes jusqu’aux plus reculés des recoins du Reich. Les bêtes intriguées par les gens retenaient leur respiration, les forêts se turent. On aurait dit que la mer s’arrêtait de faire des vagues… Le temps des montres et des horloges s’effondrait …

Alors, doucement, très doucement, les clones commencèrent à mourir de plaisir, tombant le bras tendu face contre Terre, et personne ne s’en rendait compte car tous n’avaient d’yeux que pour le numéro 3 inusable et stupéfiant. Ils tombèrent davantage et encore plus nombreux… trois jours et trois nuits durant tombèrent les clones, puis les bêtes génétiquement programmées, les troupes faisaient comme un tapis de mouches crevées sur une table. Le clone numero 6 reprenait inlassablement sa formule :” Mon Führer, vous êtes le garant …” Le septième jour il n’y eut plus de vertical que le numéro 3 les deux pouces dans la ceinture, les coudes écartés, promenant son regard … Plus heureux que tout homme de ce monde, plus satisfait que tous les démons, si jubilatoire, si vainqueur des anges et presque Dieu qu’une infime poussée de tension lui remplit la cervelle de boudin noir et qu’il tomba lui aussi face contre terre et le bras tendu… Cela fit une pourriture épouvantable . Les cadavres suintaient en petits ruisseaux qui firent des rivières… Telle fut la fin de ce Reich … où pendant des mois tournoyèrent tant de corbeaux et de vautours que le Soleil disparaissait à l’aurore et que la nuit, des armées de blaireaux et de rats faisaient des millions de bruits de mâchoires en cassant les os des cadavres supérieurs… Vinrent l’hiver et le printemps sur le tapis des chairs pourries, mangées et déféquées, sur les esquilles d’os et les dents plantées dans le petit trèfle… Puis un été, un automne encore et derechef le gel et le dégel jusqu’à la déposition d’un lit de terre noire, légère et fraîche qui retenait l’eau et les vers, accueillante aux graines perdues par les oiseaux … Et l’on vit en mai des pousses vertes et en juin des plans robustes que n’attaquaient ni la rouille ni les champignons noirs. En août il y eut des fleurs jaunes et de petites boules vertes et puis ces boules prirent des formes et rosirent de sorte qu’en septembre le Reich fut couvert de tomates mûres et qu’entre les tomates poussaient des fleurs aimables … Le continent n’était plus qu’un immense potager sans hommes et sans dieux, plein d’oiseaux et de fleurs, agréable aux bêtes avec de-ci, de-là, des reliefs de pierre, quelques anfractuosités. Vers le Sud , au milieu d’un été semblable aux autres, une pirogue à balancier s’échoua. Trois hommes nus, aux cheveux en boule, serrés les uns contre les autres et tenant une flèche sur la corde de petits arcs, s’avancèrent en regardant partout.

     
     
siamoises. verneusses. photo michel ducruet.
 
Ducruet.2008.©.
 
     
     
     
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