LE TEMPS DE POSE...
     
     
cliché reutlinger cannes 1913. Marcel Ducruet.
 

Cannes. Cliché Reutlinger. 1913.

............ Mon grand-père naquit en 1864 à Lyon, quai de l'Archevêché. Je ne sais presque rien de son enfance, mais c'est important : il dit un jour à mon père que vers l'âge de huit ans il entendit un très vieux monsieur parler de la campagne de 1812 dans un régiment de chasseurs, qui pour survivre, avait mangé de la chair humaine. Comme il mourut l'année de ma naissance, il s'en est fallu de peu qu'un intervalle de deux vies me sépare du premier empire... de quatre vies de l'assassinat d'Henri IV... de huit vies du sire de Joinville... et de dix du couronnement de Charlemagne... Le passé garde des forces où et quand on ne s'y attend plus. Mon grand-père notait la musique sur un calepin quand un air lui plaisait à la radio, sa bibliothèque suffit à remplir les armoires de deux générations.

Marcel Ducruet. 1864-1945
 
Je n'ai que des livres, cette photo et quelques anecdotes.
Par exemple, il s'intéressait aux curiosités modernes et s'offrit une De la Chapelle que son chauffeur conduisait quelquefois sur les routes du département de la Loire, précédée d'un piéton portant un drapeau rouge, car tels étaient les règlements qui servirent bien avant 1914 à protéger les poules, les lapins et la population... Je le connais par les livres qu'il lisait. Beaucoup de récits de voyage, la poésie hugolienne, les parnassiens, tout Maurice Leblanc, Martin du Gard, Jules Romains, Anatole France... mais aussi le colonel Lawrence, Céline, Colette, Kessel... une incroyable quantité d'ouvrages historiques et de biographies, les classiques latins et français... des éditions du dix-septième et du dix-huitième etc... Les éditions Hertzel, les bibliothèques roses et bleues à tranche dorée... C'est ainsi que je fus paresseux à l'école faute d'appétit pour les tartines scolaires... et que je pris très tôt du plaisir à marcher les mains derrière le dos, un peu courbé, pensant à autre chose....
     
cliché album de famille, 1929. Jean Ducruet
  Jean Ducruet disparaît à vingt et un ans. J'ai entre les mains la dernière lettre qu'il écrivit, trois semaines avant sa mort, un texte limpide... C'est une espèce de testament dont cette photo ne présage pas deux mois avant la fin. L'élégance et la liberté des apparences renvoient à un monde révolu et privilégié où la fortune eut d'autres usages que le magot ou la consommation. C'est une photo de conversation. Je me suis souvent demandé qui parlait à ce moment-là et qui tenait l'appareil. Il y a comme un air de reportage; d'habitude on n'isole pas si fort le modèle dans une photo d'amateur... Crainte peut-être de la contagion, on se parle à un mètre cinquante... les "folding" de cette époque avaient de longues focales, le net est partout, on est dans une loggia de sanatorium, c'est diaphragmé à 11 et la mise au point devait être faite sur trois mètres environ. Le lainage anglais, la montre carrée, le noeud papillon et la pochette sans raideur, les chaussettes remarquables et les chaussures... Les mains détendues, le front large, les yeux biens calés et le sourire qui trahit à peine une respiration difficile... Ce n'était qu'un au revoir...
Jean Ducruet. 1908-1929
   
" Chère amie, voilà bien longtemps que je ne vous ai écrit, vous l'avez peut-être appris d'autre part, voilà trois semaines que toutes les calamités possibles se sont abattues sur moi..." Juillet 1929.
     
     
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